Luc Magloire Mbarga Atangana : « Le Cameroun grade sa philosophie de pays tourné vers les autres

Réputé habile négociateur, ancien porte-parole des pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) lors des négociations de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et ex-secrétaire exécutif de l’Association bananière du Cameroun (Assobacam), défenseur de la concertation public-privé et promoteur du « made in Cameroun », Luc Magloire Mbarga Atangana met en avant la façon dont son pays répond aux défis nés d’un contexte international tendu. Il explique également tenir aux visites de terrain, meilleur moyen de s’assurer du résultat des actions déployées.

Jeune Afrique : La lutte contre l’inflation est l’une de vos priorités. Or, celle-ci s’est élevée à 7,2 % en 2023, largement au-dessus des 3 % fixés par la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac). Pourquoi est-elle si difficile à juguler ?

Luc Magloire Mbarga Atangana : Comme tous les pays, le Cameroun a souffert des conséquences de la pandémie de Covid-19 et de la guerre en Ukraine. La désorganisation des chaînes d’approvisionnement, les restrictions à l’exportation de denrées et d’intrants agricoles, ainsi que l’explosion du coût du fret et de l’énergie, ont provoqué une envolée des prix au niveau international, qui s’est répercutée sur le marché national via l’inflation importée.

À cela s’est ajouté l’effet, bien que plus modeste, de la revalorisation –depuis le début de février 2023 – des prix des carburants, revalorisation rendue inéluctable pour des raisons de contraintes budgétaires. Face à ce contexte, nous avons déployé un arsenal de mesures, dont la surveillance renforcée des marchés, des allègements des droits et taxes à l’importation et, surtout, des incitations à accroître la production et la consommation de biens made in Cameroun. Nous avons aussi eu recours au dialogue entre le gouvernement et les opérateurs économiques pour parvenir à des « prix concertés », afin de limiter la poussée inflationniste. Ce modèle de concertation, qui est inscrit dans la loi et dont nous sommes fiers, a plus que jamais fait ses preuves.

Le FMI table pour 2024 sur une baisse de l’inflation, mais avec une prévision encore à 5,9 %. Est-ce votre objectif ?

Nous espérons faire mieux et nous allons travailler en ce sens. Personne, ni l’exécutif ni le secteur privé, n’a intérêt à voir les prix s’envoler. Il s’agit pour le gouvernement, à travers le mécanisme de concertation évoqué, non pas d’imposer un prix mais bien de parvenir, par la discussion, à un juste équilibre entre les contraintes des opérateurs économiques et celles des consommateurs. Une chose est sûre, malgré l’incertitude de la conjoncture internationale, l’objectif est de repasser au plus vite sous le seuil communautaire de 3 %.

L’un des moyens de contrer l’inflation est de développer la production locale afin de limiter les achats à l’étranger. C’est l’une des ambitions de la Stratégie nationale de développement 2020- 2030 (SND30), renforcée depuis 2021 par la politique d’import-substitution.

Les résultats sont-ils au rendez-vous ?

Cet engagement d’augmenter et de valoriser la production locale est ancien : dès janvier 2011, dans son discours d’ouverture du Comice agro-pastoral d’Ebolowa, le président Paul Biya avait insisté sur la nécessité de produire ce que nous consommons et de consommer ce que nous produisons.

La stratégie mise en œuvre a permis des avancées notables. Nous sommes exportateurs nets d’huile raffinée, nous répondons largement à nos besoins en eau minérale, nous avons plus que doublé notre production de ciment ces dernières années, tout en développant celle de fer à béton. Nous exportons chez nos voisins des produits frais, mais aussi des biens semi-finis et finis. La margarine est un autre très bon exemple : quasi-inexistante par le passé, notre production locale couvre désormais les trois-quarts de la consommation nationale.

Nombre de voix déplorent cependant des progrès trop lents par rapport au potentiel agricole et agroindustriel du pays. Sans compter ce que ce dernier dépend encore largement des importations pour certaines denrées stratégiques, comme le riz et le blé…

Pour avoir une juste appréciation de notre capacité à satisfaire nos besoins, il faut mettre en relief une donnée qui n’est pas souvent prise en compte : l’offre camerounaise de produits agricoles est constamment sous pression parce que notre pays est « le grenier de l’Afrique centrale ». C’est un rôle que nous revendiquons, mais qui, de fait, pèse sur notre politique nationale.

Malgré cela, la stratégie d’import-substitution est résolument en marche et devrait aboutir à l’inversion du rapport de force entre importations et production locale. Sur le riz, même si nous continuons à en importer quelque 700 000 tonnes par an, le dispositif est en place – via la sécurisation du foncier et la facilitation de l’accès au financement – pour accroître les surfaces cultivées et combler le déficit à l’horizon 2026-2027.

Concernant le blé, la guerre en Ukraine a provoqué un déclic et encouragé la production de farines locales à base, notamment, de manioc, patate douce et banane plantain, peu à peu incorporées lors de la fabrication du pain. Le ministère a par exemple organisé un atelier de travail entre les opérateurs du secteur et un jeune Camerounais, Pelkins Ajanoh, à la tête de CassVita, qui porte un projet de production de 30 000 tonnes de farine de manioc à un prix équivalant à celui de la farine de blé importée. D’autres initiatives du même genre sont en cours.

Votre ministère met aussi l’accent sur le Made in Cameroon, en particulier à travers l’ouverture de boutiques et les dégustations de produits. Comment passer à la vitesse supérieure ?

Il y a une nouvelle génération d’entrepreneurs qui investissent ce créneau et un réel engouement de la population pour ces produits. On ne peut que s’en réjouir et encourager un mouvement qui n’en est qu’à ses débuts. Le gouvernement met tout en œuvre pour apporter, à travers différents mécanismes, les accompagnements et les facilités nécessaires. Il y a l’organisation d’assises dans les régions, l’incitation au recours au Fonds africain de garantie et de coopération économique [Fagace], mais aussi le déploiement de nouveaux outils de financement, comme les « inclusive bonds », sortes d’obligations alternatives consacrées aux très petites entreprises et aux acteurs du secteur informel…

Cet effort se double d’un engagement de la grande distribution, que je salue. Ainsi, moins de sept ans après son implantation dans le pays, l’enseigne Carrefour, du groupe CFAO Retail, propose près de 40 % de produits locaux dans ses rayons. À la mi-décembre, le groupe hollandais Spar a ouvert un centre commercial Star Mall à Yaoundé, au sein duquel le supermarché compte dès le départ environ 35 % de produits made in Cameroun. On peut aussi citer Super U et Mahima.

La priorité donnée à souveraineté alimentaire nationale remet-elle en cause l’engagement du Cameroun dans l’intégration régionale et continentale ?

Absolument pas. L’un ne doit pas exclure l’autre. Nous conservons notre philosophie de pays tourné vers les autres, nous restons fermement engagés dans la Zone de libre-échange continentale africaine [Zlecaf], et, plus globalement, nous demeurons une économie de marché.

Quelle opportunité représente la Zlecaf pour le Cameroun ?

Pour rappel, nous avons fait partie des premiers signataires, en 2018, des accords de Kigali, constitutifs de la zone, et nous étions à nouveau parmi les huit pays à intégrer l’initiative de commerce guidé en 2022 pour amorcer les échanges intra-africains dans le cadre de la Zlecaf. L’équation est simple : comment le Cameroun, pays d’environ 28 millions d’habitants, doit-il se déployer pour approvisionner un marché captif de 1,3 milliard de personnes ? Pour ce faire, il nous faudra multiplier au minimum par dix notre production actuelle, ce qui aura pour effet d’énormes gains en matière de création d’emplois et de richesses. C’est une chance pour le Cameroun et une aubaine pour l’Afrique.

Une récente note du ministère de l’Economie suggère, elle, de « s’accrocher davantage au Nigéria » pour « tirer profit de son décollage industriel». Qu’en pensez-vous ?

Je partage sans réserve cette approche. Le Nigeria, avec lequel le Cameroun partage une longue frontière terrestre et maritime, est un pays où nous savons, entre autres produits, font un tabac, et où il existe une forte demande pour notre cacao, nos huiles raffinées, nos produits alimentaires et métallurgiques. Il doit être considéré comme une opportunité pour le Cameroun, lequel est, en retour, une chance pour le Nigeria. C’est de cette manière que la Zlecaf va se bâtir, par centres concentriques.

Au-delà de l’Afrique,  en est la politique de diversification des marchés d’exportation engagée ces dernières années ?

Elle suit son cours. À titre d’exemple, nous exportons désormais notre cacao dans une vingtaine de pays dans le monde et nous recevons des visites de nombreux intervenants intéressés par nos fèves. L’objectif est clair : consolider nos positions sur nos marchés traditionnels tout en investissant de nouveaux terrains, notamment dans les pays en développement. Tout est envisageable du moment que l’on s’engage dans une logique « donnant-donnant » indispensable à la conclusion de partenariats « gagnant-gagnant ».

Quid de la place de l’Europe et de la France dans les relations commerciales ?

Nous sommes ouverts à tous les partenariats sans oublier le passé. On consolide et on avance, en élargissant. Tel est le mot d’ordre. L’Union européenne [UE], dont la France fait partie, a été un partenaire essentiel et le restera.

Pour revenir au cacao, le Cameroun se démarque  des autres producteurs africains en particulier de la Côte d’Ivoire et du Ghana, premier et deuxième exportateurs mondiaux, avec un prix au kilo payé aux producteurs  de 2 000 FCFA (3,05 euros), soit le double  des tarifs ivoirien et ghanéen. Comment dans ces conditions, s’allier au sein d’une  « Opep du cacao » ?

Nous partageons tous le même objectif, à savoir mieux rémunérer nos producteurs. Notre politique, qui vise à assurer au producteur un revenu minimum décent, est donc en parfaite adéquation avec l’action de la Côte d’Ivoire et du Ghana. Je voudrais insister sur le cercle vertueux que nous avons su créer pour le cacao comme pour d’autres spéculations, dont la banane.

Alors que nos fèves étaient systématiquement associées à une qualité de second rang et à une décote de prix il y a quelques années, nos efforts pour améliorer le processus de production, notamment à travers la multiplication des centres d’excellence de traitement post-récolte, combinés à des partenariats avec l’industrie, ont permis d’inverser la tendance, de mieux positionner nos fèves sur le marché mondial et d’enclencher des investissements dans la transformation locale – y compris ceux d’acteurs africains.

À la fin du mois de février, vous allez représenter le continent en tant que vice-président  du groupe africain de la Conférence ministérielle de l’OMC, lors de la 13ème Conférence de l’organisation à Abou Dhabi. L’un des enjeux des négociations est la conclusion  d’un accord sur l’agriculture. Pourquoi est-ce fondamental  pour l’Afrique ?

Il y a de nombreuses divergences, non insurmontables, entre les pays africains et les autres groupes de pays sur ce texte, qui, de notre point de vue, doit réaffirmer la finalité à assigner à l’agriculture. Les produits agricoles sont-ils des biens comme les autres, c’est-à-dire de simples biens marchands ?

L’agriculture ne doit-elle pas, au contraire, avoir comme objectif prioritaire d’assurer la sécurité alimentaire des États ? Cette problématique s’inscrit plus globalement dans le questionnement sur ce qu’est devenu le multilatéralisme commercial.

Ce dernier, et le système qui le sous-tend, a en effet été bâti sur l’idée de la promotion du développement des nations par le commerce et non sur celle de la simple promotion des échanges commerciaux, c’est- à-dire la course à la conquête des parts de marché, au détriment très souvent de l’objectif clé du développement des États, notamment les plus faibles. Les débats relatifs à l’accord sur l’agriculture posent la question fondamentale de la nécessité de la réforme de l’OMC, qui doit faire son aggiornamento.

𝗦𝗼𝘂𝗿𝗰𝗲 : 𝗝𝗲𝘂𝗻𝗲 𝗔𝗳𝗿𝗶𝗾𝘂𝗲

La Rédaction

Afrik-Green-Eco est une plateforme d’informations agropastorales avec pour objectif d’informer et d’orienter efficacement des acteurs des filières agricoles et élevages dans leurs choix d’investissements.

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